L’historien français Denis Crouzet, spécialiste mondialement reconnu du XVIe siècle français et européen, livre ici en avant-première au Grand Continent l’avant-propos d’Historiens d’Europe, historiens de l’Europe, ouvrage qu’il a dirigé, à paraître le 5 octobre prochain chez Champ Vallon et dédié à la place de l’Europe comme échelle et objet géopolitiques dans la pensée de nombre des plus célèbres historiens européens du XXe siècle.
Cet avant-propos est l’occasion d’une réflexion d’une formidable richesse problématique sur la possibilité d’écrire une nouvelle histoire de l’Europe. Dans la lignée des préoccupations du Grand Continent, entre les apories d’une accumulation d’histoires nationales autosuffisantes et, parfois, les insuffisances théoriques d’une histoire globale automotrice ou réduite à une somme d’histoires parallèles, Denis Crouzet nous invite, fort de quarante années de recherches consacrées notamment à une analyse anthropologique des phénomènes de violence et de pacification en France et en Europe, à considérer les inestimables vertus heuristiques d’une échelle d’analyse intermédiaire européenne dans la compréhension des phénomènes historiques.
Loin de sacrifier aux mythes d’une Europe donnée en propre ou de la lente genèse d’une civilisation partagée, c’est peut-être surtout dans le cadre d’un « jeu d’échelle » que Denis Crouzet envisage l’Europe. Aux prémisses du raisonnement est l’impossibilité de donner sens à des phénomènes historiques sans les inscrire dans un cadre de compréhension qui est avant tout celui de l’Europe davantage peut-être que celui du monde et en tout cas de la nation. C’est parce que l’Europe est par nature une succession de contingences historiques qu’elle est d’ailleurs la métaphore même de l’histoire et mérite donc de sortir de l’impensé et du refoulé. C’est parce qu’à rebours de toute téléologie elle est non hypostase mais hypothèse qu’elle éclaire peut-être si bien le passé. Elle permettrait de réévaluer à la hausse les mérites d’une histoire qui, sans être utilitariste, refuserait en tout cas de définir son objet comme l’impératif catégorique et autosuffisant de la simple connaissance historique et viserait plutôt l’hypothétique, condition d’une pensée libre et vivante intéressée au contemporain et à ses enjeux géopolitiques. Une histoire « thérapie », magister vitæ, serait donc possible en somme, entendu qu’en empruntant ce chemin de sortie de la plus sèche neutralité axiologique positiviste l’on ne débouche pas sur une essentialisation civilisationnelle de l’Europe mais sur une ligne de crête où résonne depuis la vallée de l’histoire l’écho de la quête, depuis le XVIe siècle et l’éclatement de la chrétienté, d’une unité et d’une totalité d’être ; au bout de cette ligne, le sommet de l’universel ? – P.S.

L’intuition qui a donné naissance à la rencontre d’où est issu ce livre est que la crise idéologique subie par l’Europe actuelle relève autant d’un déficit d’historicisation, et donc de nomination, que de la projection de peurs ambiantes ou de fictions négatives issues moins de l’Europe même que d’une fantasmagorie excitatoire liée à l’accélération d’un processus de globalisation. Un processus qui n’est jamais qu’une mise en hypervisibilité, peut-être plus perceptible qu’auparavant, de faits de longue durée que, pourtant, un simplisme démagogique porte à ignorer, à dissimuler, à encore charger de culpabilité. Tout se passe comme si s’était produite la dilatation d’un vide dans la mémoire, un trou noir, une sorte de maladie d’Alzheimer lentement infusée dans les sphères de la pensée commune par des procédures tant conscientes qu’inconscientes, aux ressorts paniques.
Il n’est pas alors étonnant que l’Europe en vienne toujours plus subrepticement à être appréhendée en tant qu’une déraison de l’histoire, le contresens d’une histoire que l’imaginaire ne voudrait voir programmée simultanément, téléologiquement et antinomiquement, qu’en termes de « nation » ou de « patrie », voire plus encore naïvement d’« identité ». C’est-à-dire d’une forme d’atomisation ou d’absolutisation contradictoire du concept de culture démocratique dans laquelle prime l’égalité des individus et qui est conditionnée par, précisément, l’acceptation de la désidentification. L’identité est la relation toujours expansive, sans limite, de la relation à l’autre, et non pas un cercle clos et fini relevant d’un refoulement loin de soi de l’altérité. Elle est par là même mobile et transgressive, moins composite que composée et, pourrait-on dire, de l’ordre de l’irreprésentable, l’indicible tant elle se doit de s’excentrer.
Il ne s’agit pas ici de dire que l’Europe souffre d’un manque d’histoire et que là se trouverait l’explication de la distorsion qui ouvre à tous les possibles négativistes. Là n’est pas le problème, car l’Europe est aussi victime d’un trop d’histoire qui n’est pas, précisément, son histoire, qui l’oblitère plus qu’elle ne l’éclaire. Parce qu’il faut postuler que son histoire ne peut pas s’écrire avec les normes convenues et les outils conventionnels.
Ceci parce que l’histoire n’a pas inventé de manière efficace un discours pouvant « conscientiser » l’Europe autrement que comme une discontinuité d’états, plus ou moins fragiles ou provisoires, de conscience ou de non-conscience de soi. Tout le problème, qui ouvre aux dérives néo-identitaires, relève du langage et de sa dispersion sémiotique. L’Europe est réduite bien souvent à un agrégat d’histoires parallèlement concordantes, quand sa virtualité n’est pas artificieusement rapportée aux concepts problématiques de « civilisation » et de « culture » qui, lentement, au fil des siècles, auraient suivi une progression ascendante conduisant à une situation actuelle voyant le continent osciller entre le méta-national et le global. Plusieurs axes énonciatifs ont été valorisés dans cette double optique.
Une constatation préliminaire intéresse le premier de ces axes. Il n’existe pas d’histoire générale récente de l’Europe en français qui puisse prétendre être à jour des problématiques et des évolutions récentes de la discipline pas plus que présenter un champ interprétatif nouveau adapté aux doutes, aux interrogations du présent. Ainsi le fil directeur apparaît ici être une certaine désidéologisation. Si, peut-être, la conceptualisation « moderniste » d’une histoire de l’Europe peut remonter à François Guizot et à l’Histoire générale de la civilisation en Europe depuis la chute de l’Empire romain jusqu’à la Révolution française (1838), il n’en est pas moins vrai que rien de véritablement ambitieux n’a été écrit depuis la grande tentative du grand historien belge Henri Pirenne et les quatre volumes de l’Histoire de l’Europe – dont le premier volume seul (jusqu’au XVIe siècle) est en réalité de sa plume. Cette histoire est européenne en ce qu’elle appréhende de manière transversale l’ensemble des phénomènes structurant le continent depuis la fin du monde romain, qu’ils soient d’ordre intellectuel ou religieux, socio-économique ou politique. Elle est européenne en ce qu’elle met en rapport ces phénomènes structurants avec l’espace européen dans sa totalité et à travers les configurations successives qu’ils contribuent à déterminer, y compris les divisions qu’ils ont générées.
Cette démarche a servi de modèle à bien des tentatives ultérieures qui n’en ont guère dépassé les fondements ou la méthode. Certes, on peut noter l’existence d’une Histoire générale de l’Europe en trois volumes sous la direction de Georges Livet et Roland Mousnier (Paris, 1980), qui suit une segmentation triséquentielle très classique (« L’Europe des origines au début du XIVe siècle » ; « L’Europe du début du XIVe siècle à la fin du XVIIIe siècle » ; « L’Europe de 1789 à nos jours »). Conçue selon les mêmes normes et entrant dans la sphère des manuels de vulgarisation, on citera l’Histoire de l’Europe donnée par Serge Berstein et Pierre Milza (tome 1 : « L’héritage antique » ; tome 2 : « De l’Empire romain à l’Europe, Ve-XIVe siècle » ; tome 3 : « États et identité européenne, XIVe siècle-1815 » ; tome 4 : « Nationalismes et concerts européens 1815-1919 », etc.). Mais on en demeure à des problématiques périodisées et surtout à des cadres hypothético-déductifs peu renouvelés, quand le créneau chronologique ne se limite pas aux XIXe et XXe siècles – cf. Jean- Michel Gaillard et Antony Rowley, L’Histoire du continent européen (1850-2000) (Paris, 2001). Le principe de base est celui, au sein d’une temporalité qui est présumée posséder une unité d’action, de la succession d’études de cas territoriaux ou étatiques. Dans le même filon d’une temporalité coagulée et coupée en tranches, il est possible d’évoquer un ouvrage synthétique : Histoire de l’Europe de Jean Carpentier et François Lebrun (dir.) (Paris, 1992). Enfin, peut être relevée une tentative d’écriture européenne, qui reste toutefois éclatée en histoires nationales tout en n’échappant pas totalement à une certaine tentation téléologique, l’Histoire de l’Europe par douze historiens européens, sous la direction de Frédéric Delouche (Paris, 1992).
Puis, alors que précisément l’Europe devenait une réalité toujours plus politique, rien ou presque rien, ou des livres qui, sous le couvert d’une globalité européenne, période par période historiographique, sont des successions de monographies « nationales » et débouchent téléologiquement sur la césure d’après une seconde guerre mondiale pensée comme ouvrant sur un moment de sublimation ; ceci, alors que prolifèrent parallèlement les histoires « nationales » retraçant bien souvent, par exemple pour ce qui est de la France, les données présupposées d’une construction logique reposant sur divers enracinements originels et enquêtant, jusqu’à aujourd’hui, sur les conditions ayant présidé à cette logique et sur les permanences ou les ruptures… Sans se poser la question que l’histoire et la logique des continuités ne sont pas synonymes…
La même constatation d’une situation de relative déshérence historiographique et surtout de la priorité donnée au choix de coupures par périodes (Renaissance, XVIIe siècle) peut être constatée pour ce qui est de la recherche anglo-saxonne, après les deux volumes de l’History of Europe de H. A. L. Fisher (Londres, 1935). Citons l’exemple de la Short Oxford History of Europe qui, si elle est récente, n’en est pas moins très traditionnelle dans sa conception clivant le passé en grandes séquences classiques si ce n’est anachronisantes, à commencer par « Classical Greece » ou « Roman Europe » ; citons aussi, plus originales, les New Approaches to European History de Cambridge Uni- versity Press et les Fontana History of Europe Series qui reposent sur un projet thématico-chronologique. À quoi s’ajoute The Penguin History of Europe, de J. M. Roberts (1996), fort heureusement renouvelée dans les Penguin History of Europe Series grâce aux contributions de grands spécialistes comme Chris Wickham ou Mark Greengrass. Là est le paradoxe, c’est la Grande-Bretagne du Brexit d’aujourd’hui qui a donné récemment les ouvrages scientifiques les plus parachevés sur une Europe désanachronisée et pensée comme une totalité d’histoire ayant fonctionné plus sur des connexions que sur des spécificités ou sur des collections de particularités. Pour aller dans cette direction, l’histoire de l’Europe se trouve travaillée outre-Manche surtout systématiquement sur le plan de l’histoire économique, avec The Cambridge Economic History of Europe et The Fontana Economic History of Europe. Un peu à part, original, et soupçonné aujourd’hui d’européo-centrisme parce que donnant le primat à la question de l’exceptionnalité du continent désormais passé de mode, il y a le livre important d’Eric Jones, The European Miracle (Cambridge, 1981) à l’inverse du plus superficiel Europe. A History, de Norman Davies (Oxford, 1996). Il faudrait signaler encore Eugen Weber et Une histoire de l’Europe, Paris (2 vol., Paris, 1986-1987), qui insiste sur le concept postromantique d’héritage légué au monde mais noie le lecteur sous une avalanche factuelle donnant une certaine invisibilité à l’objet même Europe.
Pour ce qui est de la production allemande, mêmes stratégies d’édition et d’écriture par voie de compartimentages spatio-temporels, avec, par exemple, les sept tomes du Handbuch der europaïschen Geschichte, publié par Theodor Schieder (Stuttgart, 1968-1991) ou les dix volumes du Handbuch der Geschichte Europas, dirigé par Peter Bickle (Stuttgart, 2000). L’histoire en tranches face à laquelle s’est dressé Wolfgang Schmale, dans sa Geschichte Europas (Stuttgart, 2000), qui est peut-être le seul pari vraiment « européiste » mais ayant privilégié l’angle culturel pour le moins réductionniste. Pour l’Italie, il faudrait citer bien sûr ensuite la récente Storia d’Europa de Giuseppe Galasso (Bari, 2001) qui envisage l’Europe comme sous l’angle de « contrasioni e di espansioni di un grande spazio di civiltà ». Le thème problématique d’un espace de convergence postulée entre une identité géographique et une identité qui serait « psychoculturelle ». Le mythe de la civilisation partagée… Un autre danger…
Second axe : arrêtons-nous sur la tradition de l’essai centré sur l’histoire d’une conscience ou d’une préconscience européenne. Y appartiennent des livres importants, au premier rang desquels figure l’ouvrage de Lucien Febvre, L’Europe, genèse d’une civilisation. Ce cours, professé au Collège de France en 1944-1945, pose l’Europe non comme un déterminisme, géographique, naturel voire biologique, mais comme un fait historique qui doit être analysé en termes de culture, de civilisation, et au final, de manière implicite, de projet politique relevant d’une série de dynamiques. Doit être encore citée de manière privilégiée la Storia dell’idea d’Europa de Federico Chabod (1961), qui a une tonalité particulière dans la mesure où l’important de la démonstration tient dans la succession et la réaccommodation de valeurs morales et spirituelles d’identification collective depuis le temps des Grecs jusqu’au XVIIIe siècle. Jean-Baptiste Duroselle a fait figure de pionnier tant en 1965 dans son Idée d’Europe dans l’Histoire, mettant en relief une conscience commune, que dans L’Europe, histoire de ses peuples (Paris, 1990), qui se situe dans la perspective de Pirenne et de Febvre ; y est dégagée une succession de scansions, depuis les mégalithes ou l’expansion celte jusqu’à la démocratisation des nations de l’Est, qui ont fini par déterminer un mouvement de dépassement des langues, des cultures, des conflits politiques ou économiques. Et là encore, on retrouve le mythe de la civilisation partagée…
On peut, entre autres travaux individuels ou collectifs, ajouter à cette sphère d’écriture Krzysztof Pomian, L’Europe et ses nations (Paris, 1990), puis Jacques Le Goff, La Vieille Europe et la nôtre (Paris, 1994) ou L’Europe est-elle née au Moyen Âge ? (Paris, Seuil, 2003). L’ouvrage de Denis de Rougemont, Vingt-huit siècles de l’Europe, la conscience européenne à travers les textes d’Hésiode à nos jours (Paris, 1961), est un produit militant issu de la réflexion de l’un des fondateurs du projet européen de l’après-1945. Notons encore Identités nationales et conscience européenne, sous la direction de Joseph Rovan et Gilbert Krebs (Paris, 1992). Et encore, L’Europe dans son histoire. La vision d’Alphonse Dupront, publié par François Crouzet et François Furet (Paris, 1998). Ou Penser l’Europe, d’Edgar Morin (Paris, 1987), qui met l’accent sur la complexité européenne, et sur le dialogue des pluralités ou l’interculturalité étant le moteur interne de l’histoire de l’Europe, « unitas multiplex ».
En troisième lieu, il faut relever l’axe très actif de l’histoire de la construction européenne, donc une histoire du terminus ad quem à épistémologie courte. Une étonnante prolifération d’ouvrages oscillant entre manuels et études d’intérêt général. Citons entre autres, et au milieu d’un océan textuel, Pierre Gerbet, La Construction de l’Europe (Paris, 1996), Serge Bernstein et Pierre Milza, Histoire de l’Europe contemporaine (2 t., Paris, 1992), Marie-Thérèse Bitsch, Histoire de la construction européenne, Paris, 1996, Gérard Bossuat, Les Fondateurs de l’Europe (Paris, 1994), P. Fabre, Histoire de l’Europe au XXe siècle, 1945-1974 (2 vol., Paris, 1995), Michel Foucher, Fragments d’Europe (Paris, 1993), etc. Une prolifération d’ouvrages érudits dont le propre est de gommer ou estomper, au profit d’analyses détaillées des mécanismes du processus de la construction européenne, la durée longue et en conséquence le questionnaire de la dialectique des possibles en amont de l’immédiate contemporanéité. Tout se passe comme si l’histoire de l’Europe devait être écrite et sur-écrite de manière nécessairement positiviste, sans qu’il soit tenu compte de la réflexion de Mark Mazower, pour qui la question est de savoir si « l’Europe a une histoire au sens habituel du mot1 ».
Le danger serait de partir à la recherche d’un invariant identifié, qui serait appelé Europe, qui aurait une histoire plus ou moins sinusoïdale, mais qui aurait « une histoire » en développement fait d’avancées et retraites, d’émergences et d’occultations, donc de significations et de désignifications se neutralisant dans une logique de l’incertitude ; alors qu’il faudrait articuler précisément « histoire » à ce qui serait sa négation même, une aporie autogénérée d’une pluralité de contingences négatives ou positives. Aporie au sens donné par Diodore Kronos dans l’analyse de Jules Vuillemin : « Est contingent ce qui est possible et ce qui est non nécessaire, c’est-à-dire la conjonction logique de ce qui est ou sera et de ce qui n’est pas ou ne sera pas. Cette définition a pour effet qu’est contingent ce qui n’est pas et sera ou ce qui est et ne sera pas ou ce qui sera et ne sera pas2. »
En quatrième lieu, un autre axe a pris forme autour d’histoires de l’Europe œuvrant sur la longue durée mais en se fixant sur une chronologie particularisée pour les uns, autour d’une approche thématique pour d’autres. Citons, à titre d’exemples, les ouvrages qui ont fait le choix, sur une période distincte, d’analyser, dans les années 1960-1970, l’Europe par le biais de la problématique de la « civilisation » : La Civilisation de l’Occident médiéval (Jacques Le Goff), La Civilisation de la Renaissance (Jean Delumeau), La Civilisation de l’Europe classique (Pierre Chaunu), La Civilisation de l’Europe des Lumières (Pierre Chaunu), L’Europe des Lumières (Jean Meyer, 1989), Napoléon et l’Europe. Regards d’historiens (Thierry Lentz dir., Paris, 2004), etc. D’autres ont pris le parti d’analyser l’histoire européenne sous l’angle des villes, avec l’Histoire de l’Europe urbaine, sous la direction de Jean-Luc Pinol, Paris 2003 (t. I, « De l’antiquité au XVIIIe siècle, genèse des villes européennes » ; t. II, « De l’Ancien Régime à nos jours. Expansion et limites d’un modèle »)…
On pourrait encore évoquer le centrage sur la démographie, avec l’Histoire des populations de l’Europe éditée par Jean-Pierre Bardet et Jacques Dupaquier (3 vol., Paris, 1997), sur l’histoire de l’écosystème, avec l’Histoire de l’environnement européen de Robert Delort (préface de Jacques Le Goff, Paris, 2001). L’Europe peut encore s’écrire dans la longue durée de son histoire économique tendant vers une « unité organique » malgré ses « diversités », avec L’Histoire de l’économie européenne 1000-2000 de François Crouzet (Paris, 2000) : « On essaiera constamment de considérer l’Europe comme un ensemble, et de prêter attention aux relations entre ses diverses parties : au commerce intra-européen, qui s’est développé de bonne heure, notamment sur la base des dotations différentes en ressources de l’Europe du Nord et de celle du Sud ; à la diffusion des institutions, des organisations et des technologies, aux migrations de main-d’œuvre et de capitaux. On recherchera les forces qui ont rapproché les régions européennes et contribué à créer une économie européenne intégrée – même si ce ne fut que de façon lâche. Cependant, ni les forces centrifuges, ni les rapports avec le monde extérieur ne seront négligés… ». D’autres enquêtes se sont fixées dans la problématique de Les Racines de l’identité européenne, de Francis Dumont (Paris, 1999) ou de La Conscience européenne au XVIe siècle de Françoise Autrand et Nicole Cazauran (éd.) (Paris, 1983) ; ou dans le champ de l’histoire des relations internationales avec L’Ordre européen du XVIe au XXe siècle, dirigé par Georges-Henri Soutou (Paris, 1998) ou La Société des princes (Paris, 1999), de Lucien Bély.
L’Europe, malgré toutes ces tentatives, pâtit donc de la dispersion ou de la division de son histoire, d’une dramatique occultation de sens tenant en grande partie à ce que cette histoire est le contraire de ce qu’elle devrait chercher à être. Elle pâtit de ce que son histoire est écrite comme si elle était n’importe quelle histoire. Alors qu’elle doit s’analyser différenciellement. Écrire l’histoire revient à produire un système de contingences et intermittences multiples et pas seulement à fabriquer un discours cumulatif de données inspirant des parallélismes ou des convergences. Et c’est ce « faire comprendre » qui a manqué et qui toujours manque aujourd’hui. Le projet de ceux qui ont pris part à la confection de cet ouvrage est de prendre part à une autre écriture de l’histoire de l’Europe, qui serait « nouvelle » parce qu’elle serait moins facticiste ou téléologique que dialectique.
Le but est de fournir au lectorat universitaire comme non universitaire les lignes de forces d’une anthropologie historique des possibles, qui ne doit pas être subvertie par les forces démagogiques qui instrumentent les incertitudes, les angoisses, les fixations collectives. L’Europe ne serait pas alors à évaluer sous l’angle d’une quête de ses origines, de sa lente maturation, de ses échecs, de ses antagonismes internes, de ses expériences plus ou moins brèves et marquantes. L’Europe historique a en effet un trait comme structurel : elle est contingence et par là même elle se révèle en tant qu’herméneutique. Il y eut une Europe des humanistes, une Europe de la république des Lettres, une Europe des idéaux de 1789…, comme il y a eu à partir de 1951 et de la CECA le déclenchement de la mise en œuvre d’une Europe économique. Comme il y a eu une Europe des clivages de religion, des nations et nationalismes, des haines et des atrocités… L’Europe existe aussi, c’est ce que l’on tend à ignorer ou euphémiser, dans le sang et la violence.
C’est cette discontinuité dans l’ambivalence, qui est bien souvent gommée au profit d’une téléologie simpliste. D’où l’hypothèse que pour trouver un point d’origine à une réflexion qui se prévaut d’une histoire « magister vitæ », il faut aller vers les grands historiens qui ont tous croisé durant le XXe siècle, avec une intensité variable et des modes de polarisation différents, la nécessité herméneutique des possibles contingents de l’Europe ; qui ont pensé par l’Europe et pour certains pour l’Europe, parce que l’Europe donnait sens à l’histoire qu’ils entendaient réécrire ou reconstruire, donnait sens tout simplement. L’histoire est une succession de possibles plus ou moins réalisés et donc plus ou moins perdus, et l’Europe est alors la métaphore de l’histoire. Elle existe parce qu’elle se confond avec l’histoire.
C’est dans cette perspective qu’ont été ainsi distinguées dix-neuf grandes figures britanniques, allemandes, hollandaises, belges, italiennes, russes et bien sûr françaises qui, selon des stratégies différenciées, ont été conduites de manière plus ou moins parachevée et englobante à observer ou constater que l’Europe pouvait ou pourrait avoir eu sur le long comme les moyen et court termes une histoire conjointe transcendant les frontières établies et surtout les cadres analytiques présumés. Une histoire collective permettant autant de regarder vers un avenir dédramatisé que de déphaser dialectiquement l’étude de chaque construction géopolitique du passé vers la structure métasignifiante qu’est ou a été le cadre européen. Si l’on y réfléchit, tous ces grands historiens ont participé au grand changement de l’épistémologie historique parce que l’Europe, avec plus ou moins de centralité ou d’intensité, s’est glissée entre eux et leurs objets de recherche, qu’elle les a guidés dans leurs analyses de manière directe ou indirecte. Il ne s’est pas agi de faire l’inventaire de « tous » les historiens ayant intégré l’Europe dans leur épistémologie, mais de travailler sur les caractérisations et les déterminations d’approches tentant de produire l’Europe comme relevant autant de la distinction d’un référent commun que de mises en problèmes ouvrant au dépassement des habitus historiographiques et opérant sur les plans soit autonomes soit solidaires de l’histoire économique, sociale, culturelle, politique… De la nécessité donc de l’Europe dans la conscience des Européens parce que leur histoire, à tous ses niveaux travaillée et expertisée scientifiquement par les plus grands historiens, se pense par l’Europe, qu’ils ont été et sont historiquement des Européens de la dialectique des possibles et des impossibles de l’Europe, dans les temps de paix comme de guerre, malgré eux bien souvent…

Répétons-le, il ne s’est agi ici que de procéder par une sorte de carottage dans les profondeurs du discours historique, car l’objectif n’a pas été de dresser un inventaire de tous les grands historiens ayant pensé par ou pour l’Europe. L’exhaustivité aurait entraîné trop loin, jusqu’à une remontée vers la seconde moitié du XVIe siècle ; alors les inventeurs de l’histoire parfaite tentaient en effet de tirer les leçons de la fin de l’unité chrétienne et des atroces déchirements qui étaient vécus dans le présent en opérant un dépassement géopolitique, comme Lancelot Voisin de La Popelinière avec L’histoire de France enrichie des plus notables occurrances survenues ez provinces de l’Europe & pays voisins, soit en paix soit en guerre : tant pour le fait séculier qu’eclésiastic. Quand les rêves les plus destructeurs et barbares s’emparaient des imaginaires dans le royaume de France du temps des guerres de Religion, l’Europe autorisait la prise de conscience d’une unité qui était douloureuse certes, mais aidait ceux qui étaient persécutés et qui étaient troublés au point de voir l’avenir fermé, à conserver l’espérance. Il aurait donc été possible de s’engager dans cette veine herméneutique sur la longue durée et de composer un ouvrage sur la distanciation positive que l’Europe a pu générer par rapport à l’immédiateté de son histoire. Une Europe qui était une thérapie.
Mais il a été préféré de mettre en action une dynamique de focalisation sur certains des historiens ayant participé du grand renouvellement historiographique du XXe siècle. Des historiens ayant mis en œuvre des procédures décentrant leur écriture de l’histoire « nationale » ou campaniliste ou de l’histoire globale (histoire des civilisations, World History, Connected History…) ; ceci soit en expérimentant que c’est par le détour obligé vers l’Europe que peuvent se construire les processus de compréhension de l’histoire dans tous ses points d’imputation, soit en usant d’une optique européenne leur permettant de penser ou de repenser un passé qui serait matriciel dans le présent de l’Europe en fonction de la détection de possibles contingents, et donc un futur en rupture avec les drames et conflits que cette dernière a connus. L’Europe donc pour penser l’histoire, ou l’histoire pour penser l’Europe. L’Europe pour ne pas rester enfermé en soi, mais pour se situer dans toutes les virtualités de ce « soi ».
Il a fallu procéder à des choix. Georges Duby, pour ne citer que lui, est un des grands absents du livre, tout comme Benedetto Croce, ou Alphonse Dupront qui n’a pas été retenu puisque ayant donné occasion à une publication axée précisément sur son « européité » – L’Europe dans son histoire. La vision d’Alphonse Dupront (Paris, PUF, 1998). Quant à un autre grand absent du livre, Marc Bloch, c’est une absence subie qui doit être cette fois déplorée puisque l’auteur de la communication, pourtant spécialiste incontesté et donc incontournable, n’a pas daigné rendre son texte.
Le principe a été empiriquement d’isoler quelques parcours intellectuels qui ont lié la quête d’une alternative aux déchirements guerriers et nationalistes ayant affecté historiquement le continent au XXe siècle, et une écriture s’étant donné pour objectif le discernement, par voie comparatiste ou structuraliste et hors de toute téléologie, de ce que l’on peut appeler un « sens » transcendant les spécificités et les différences. L’Europe comme « matrice d’unité » s’imposant à l’écriture même à la fois de son histoire et de l’histoire, et dont l’évocation des jeux possibles et impossibles est aujourd’hui nécessaire en un temps peut-être périlleux de fragilisation. Comme quoi la nécessité exige bien, comme cela a été entrevu, une herméneutique de la contingence.
L’Europe n’a pas été alors pour nombre d’historiens l’objet d’une déclaration de foi les portant à chercher dans l’histoire un sens leur permettant de poser les cadres d’un dépassement heuristique. Elle a bien souvent été moins une finalité qu’un instrument cognitif fournissant un support ou une impulsion à leur réflexion, selon des objectifs et des procédures très variables, voire multiples. Une « matrice nourricière » selon l’expression d’Alphonse Dupront.
Elle peut se dissimuler, d’après Jean-Pierre Poussou, dans l’arrière-fond du travail du grand historien Trevelyan3 et ce à travers une fascination pour une Italie qui serait portée à « importer le modèle anglais sur le continent » et, de la sorte, à initier une autre histoire européenne, le paradigme libéral d’une supériorité de la civilisation anglaise s’enracinant dans les autres paradigmes de la république romaine et des républiques de la Renaissance signifiant l’avenir de l’histoire. Paradoxalement ou du moins en apparence, l’affirmation d’une supériorité britannique s’accompagne d’un regard sur l’Europe.
Pour le Russe Aaron Gourevitch, décrypté par son ancien secrétaire Pavel Ouvarov, ce furent sans doute ses propres études sur l’Angleterre du haut Moyen Âge puis sur la Scandinavie qui l’entraînèrent dans une mutation heuristique capitale remettant en cause les postulats marxistes obligés et façonnant une image de l’Europe médiévale concordant avec celle que présentait synchroniquement Jacques Le Goff. L’Europe, parce qu’elle avait un rôle historique particularisé dont l’anthropologie permettait de dessiner les contours et parce qu’elle nécessitait de penser autrement, fut ainsi l’agent d’une grande remise en cause idéologique anticipatrice puis accompagnatrice de l’effondrement de l’URSS. Un effondrement qui rendit à l’Europe une partie d’elle-même.
Quant à John Bossy, on peut deviner qu’il polarisa ses enquêtes sur l’Europe moderne parce que l’Angleterre, son premier champ d’études, le conduisit à faire le tableau d’un catholicisme résiduel, fonctionnant en parallèle des sectes protestantes, et que cette situation de marge sollicitait à ses yeux la remontée dans un espace-temps européen antérieur aux ruptures du XVIe siècle ; d’où la nécessité d’analyser, dans leurs impacts civilisationnels, les mécanismes des changements religieux conditionnant le phénomène de grand basculement d’un temps vers un autre. Seule l’Europe semble permettre de penser et de comprendre, et pour l’historien, de compenser, selon Joseph Bergin, la sensation de « vide » que pouvait éprouver un catholique dans un univers majoritairement protestant. Elle renvoie en tant qu’objet analytique à des expériences personnelles diverses et divergentes mais surtout à la prise de conscience de la nécessité de comprendre celles-ci à partir du principe d’un dépassement géopolitique qui fait donc dialoguer le passé avec le présent et le présent avec le passé.
On peut poursuivre avec Ernst Kantorowicz et son parcours qui le mène tout d’abord de Frédéric II, empereur-sauveur, et d’un attachement à un Reich imaginé régénérateur, de la foi dans le génie de la nation allemande, au boycott de ses cours par les étudiants nazis, puis à son exfiltration d’Allemagne. Parvenu aux USA et nommé à Berkeley, il doit affronter le maccarthysme en se faisant le défenseur d’une conception européenne de l’université à laquelle il reste attaché. Et son œuvre, qui est alimentée de multiples sources puisées dans des espaces et des temps différents, Gérald Chaix l’écrit, dépasse les évidences dans un paradoxe apparent : parce que sa « perspective est d’emblée européenne, même si, dans sa lecture impériale, il attribue à une Allemagne imprégnée de romanité un destin privilégié. Elle le demeure lorsque les circonstances, mais aussi ses propres choix, l’en éloignent. Elle se précise lorsque étudiant la conception anglaise des deux corps du roi, il situe explicitement celle-ci dans la construction chronologique et géographique d’une histoire européenne nullement close sur elle-même. » Kantorowicz pense par l’Europe. L’Europe conditionne sa pensée et son inventivité d’historien.
C’est paradoxalement encore que Reinhardt Koselleck a posé les fondements, ambigus sans aucun doute parce que déterminés au sein d’une dialectique plus ou moins consciente de la culpabilité/déculpabilisation, si l’on suit l’étude de Thomas Maissen, d’une construction conceptuelle certifiant que c’est par l’Europe que s’expliquerait l’aventure nazie inscrite dans un phénomène de « guerre civile » européenne ayant désormais réalisé sa migration dans une guerre civile mondiale, mais enracinée dans le champ conceptuel de Lumières du XVIIIe siècle qui ont été européennes. Ici l’Europe fixe l’écriture parce qu’elle sert à déspécifier une histoire, à la désintégrer en la sortant en quelque sorte d’elle-même, de ses jeux particularisés.
À l’inverse, peut-on souligner à travers l’analyse de Jean-François Dunyach, le travail de Hugh Trevor-Roper sur la crise générale du XVIIe siècle, s’il permet de définir une Europe frappée par un continuum de crise, de scansions ayant des origines et des conséquences identifiables selon les différents pays, n’en ouvre pas moins à la valorisation d’« une communauté, unique, de destins au pluriel » et donc à la restitution d’une histoire dialectique qui fait travailler ensemble l’unité et la multiplicité.
Et avec Robert Lopez, Jean-Claude Marie Vigueur démontre que l’Europe médiévale est un moyen de penser l’histoire à l’échelle du monde puisqu’elle permet de partir à la recherche de ce qui a fait sa spécificité, l’essor de l’individualisme et donc ce que l’on pourrait appeler un état d’esprit. L’Europe autorise la désignation de ce qu’il faudrait nommer « une révolution mentale » articulée à la révolution commerciale, il faut aussi voir que le processus de changement doit être mis en rapport avec les grandes catastrophes qui ont marqué le reste du monde et dont l’Europe n’a pas connu l’intensité destructrice. Finalement l’histoire de l’Europe aide à saisir le pourquoi de l’agencement du mouvement en histoire et donc de la dynamique dialectique des contingences. Elle veut moins assurer d’une identité que produire une théorie expérimentale de l’histoire mettant en avant la part de l’individualisme.
La réflexion de Fernand Braudel, originellement méfiant quant à déterminer ce que peut être l’Europe face à l’unité qu’il détecte dans la Méditerranée, est aussi une réflexion sur le « mouvement », le changement qui donne « un destin » à l’Europe. Sans l’Europe rien ne peut se comprendre car l’Europe est investiguée comme devenant la « plus vaste Europe » qui tend à se confondre avec le monde ; elle ne se caractérise plus par sa géographie continentale car elle est un cheminement vers la totalité, vers le sens de l’histoire. Elle fait glisser l’historien vers une forme de philosophie de l’histoire, de la nécessité de l’histoire telle qu’elle s’est à l’échelle du monde inventée. Ainsi pour Braudel, la grammaire de l’Europe serait devenue la grammaire du monde, et le monde serait devenu l’Europe dans une sorte d’englobement rétroactive d’une totalité par une autre. Où l’on retrouve toujours et encore, d’une autre façon proposée, l’idée que l’Europe, pour les historiens, a été le moyen pour penser l’histoire, parvenir à la conceptualiser dans une dialectique mettant en action le particulier et le général, l’un et le tout. À la faire basculer dans une « nouvelle histoire ».
Penser par l’Europe, mais aussi penser pour l’Europe. La seconde partie du livre s’attache à une autre modalité de mise en problème historique de l’Europe. Avec en ouverture bien sûr, Johan Huizinga qui traduit une volonté d’écrire une histoire de l’Europe dans la perspective d’une fin de durée, un « automne » du Moyen Âge d’abord franco-bourguignon caractérisé par une exacerbation d’affects contradictoires, l’exubérance d’une vie contrastée mais commune. Et ensuite, après les idéaux chevaleresques, il y eut les idéaux renaissants qui transcendèrent la diversité des hommes et des nations. Et Jean-Baptiste Delzant d’insister sur un point : l’Europe de Huizinga est d’abord un « esprit » transhistorique qui en appelle à un « besoin d’unité civilisatrice » et donc à une exigence morale partagée et conceptualisée, entre autres, par Érasme. L’histoire apparaît tel un bouclier, une mise en défense contre les idéologies négatives ultranationalistes, contre les ruines qui en adviennent et en sont advenues au cours du XXe siècle, et pour Huyzinga, de ce fait, elle a un avenir et un présent : « donner corps à une unité désirée… ».
Henri Pirenne et son Histoire de l’Europe peuvent alors intervenir. Marc Boone et Sarah Keymeulen, d’emblée, insistent sur l’aspect thérapeutique de l’écriture, qui fait penser l’Europe comme « une communauté dynamique » se renouvelant après des séquences de dépressivité dont l’une, celle d’après 1918 et plus encore des années trente, contraint l’historien belge de la Belgique, avec d’autres, à repenser son métier dans le sens d’une dénonciation des divagations racisto-nationalistes des nazis. Mais cette prise de position résolument « internationaliste », humaniste, libérale et pacifiste se combine avec une affirmation de la Belgique comme môle symbolique : « l’idée d’une certaine Europe ne servait pas uniquement à démontrer l’existence d’une identité belge […], mais également à souligner la mission diplomatique du pays pour promouvoir en Europe la coopération, la paix et le progrès ». L’historien est le révélateur d’un fonctionnement du particulier au général et du général au particulier…
Il n’est peut-être pas absurde alors de faire un parallèle avec Norbert Elias, parvenant à une histoire européenne par les biais de la sociologie, de la psychologie, des émotions, mais aussi guidé, selon Francisco Bethencourt, sans aucun doute dans la mise en exergue de la formation d’une civilisation des mœurs courant en Europe depuis Érasme par le désir d’identification historique d’un contre-monde qu’il subissait et qui l’avait chassé de son Allemagne natale. Ou plutôt d’une contre-impulsion replaçant la violence au cœur de la vie des hommes. Car la civilisation des mœurs sur laquelle Elias se met au travail, et qu’il scrute attentivement, associe une pacification des relations sociales à une régulation passant par l’autocontrainte des individus. L’histoire à nouveau comme une thérapie qui ne se dit pas, mais qui cherche à analyser la disciplination sociale jadis structurée autour des pouvoirs étatiques au moment même où elle se défait en une sauvagerie encadrée, légitimée par des idéologues animés par une pensée mortifère et criminelle. Ou plutôt en une décivilisation des mœurs.
Si l’histoire s’écrit comme une défense face à l’angoisse de voir un monde se défaire, à la peur, elle peut aussi être édictée par un désir militant d’action et donc de paix. Et alors il est difficile de savoir ce qui guide la pensée de Henri Hauser, ce qui façonne son engagement d’historien, du passé et de ses conflits, de ses développements économiques ou de ses modes de domination, ou du présent. Comme l’écrit Claire Dolan, « L’histoire devient alors le témoin des idées qu’il défend », mais ses idées, par exemple celles qui touchent à l’application du droit et qui lui font mettre en avant le principe de compromis, lui viennent aussi de son expérience de l’analyse historique. « Par l’histoire, Hauser place donc la France au cœur d’un ensemble beaucoup plus vaste dont il faudra gérer les relations entre les éléments. L’apport français est intellectuel, il fournit les arguments pour penser l’Europe, mais laisse aux diplomates le soin d’en imaginer l’organisation concrète. »

Federico Chabod
En Italie, il y a eu Federico Chabod qui s’attacha à construire le lien opératoire du Risorgimento et du Rinascimento, en passant par les Lumières et la Révolution française. Donc une autre voie analytique intégrant cependant un cadre dialectique puisque sans l’Italie, rien n’aurait pu être possible mais puisque aussi sans l’Europe il n’y aurait eu, en Italie et ailleurs, que de la non-conscience de soi. Le Prince de Machiavel, si l’on suit Guido Castelnuovo, joue alors comme paradigme donné par l’Italie à l’Europe puisque posant les fondations d’un mode de pensée et d’action défini, au-delà de la morale, par « la liberté et la grandeur de l’action politique, la force et l’autorité du pouvoir central ». L’histoire est, pour Chabod, l’histoire de l’idée d’Europe, de ses « traditions morales et culturelles, nous oserions dire plus que son présent, son passé… », mais dans une nécessité de s’interroger sur ce qu’a pu être la trame inventive d’une conscience de l’Europe et sur ce que cette conscience peut dicter au présent comme sens… Un Chabod proche d’Alphonse Dupront dans son épistémologie mettant en valeur le concept de « matrice ».
Avec Lucien Febvre, l’historien « pour l’Europe » acquiert une grande densité, même si le livre qui aurait pu être écrit n’a jamais vu le jour. L’Europe est une « civilisation », mais dont les points d’ancrage sont des terres et des eaux méditerranéennes, puis des tracés de voies et de routes dans l’espace, et enfin des métissages advenus avec les invasions. Febvre s’engage dans une vision filmographique, d’une Europe carolingienne qui doit son unité à l’Église avant tout, une Europe dont le tissé de la trame passe et repasse du politique au religieux, puis à l’économique et au culturel : jusqu’à, après la Renaissance, un XVIIIe siècle au cours duquel l’Europe est devenue une « patrie ». Le grand drame découle de l’événement pourtant positif qu’a été la Révolution, avec l’émergence des nations et des nationalismes, quand deviennent anachroniques les rêves d’équilibre et de paix et quand le malheur surgit d’une succession de guerres intraeuropéennes. L’historien se voit donc récepteur d’une mission, la mission de comprendre comment un sens de l’histoire s’est perdu et comment un autre sens a pu prendre le dessus, et donc empêcher que par l’oubli du passé les chemins de la haine demeurent libres d’accès. D’où un appel, parce que l’Europe est aussi mondiale, à produire de l’espoir, en créant une Europe. L’historien se doit d’inventer une herméneutique que lui seul peut agencer et qu’il a le devoir éthique de formuler, car lui seul connaît les mystères du passé puisqu’il a secoué les blocages d’une histoire engoncée dans ses anachronismes structurels et dans ses illusions facticistes. « Penser l’Europe, pour Febvre, c’est aussi la penser en fonction des cadres de pensées, de l’outillage mental qui forment l’architecture d’une civilisation. »
Avec Eric Hobsbawm examiné par Mark Greengrass, un autre paradigme est à l’œuvre, parce que jouent le marxisme et donc un engagement politique affirmé. L’Europe est présente d’abord parce que l’historien a vécu une vie européenne et qu’en conséquence sa propre expérience formate son écriture, et aussi parce que l’internationalisme faisait partie de lui-même ; mais elle s’estompa dans la mesure où ce sont les mutations du monde qui se lisent pour lui au filtre des événements européens et de la pluralité historique des transformations révolutionnaires que ces derniers suggèrent. Ce qui compte plutôt alors, c’est « la diversité et le caractère indéterminé des “nombreuses Europes” » qui jouent historiquement ; et alors le fait essentiel est que l’Europe, moins qu’un « sujet d’étude », est un « processus ».

Pierre Chaunu
Ces Europes plurielles, elles sont mises en scène par Pierre Chaunu dont Yann Rodier reconstitue les cheminements intellectuels : impossibilité de penser l’Europe moderne sans faire référence à l’européanisation du monde, impossible de penser la modernité européenne sans postuler que ses origines sont d’ordre démographique, impossible de penser l’Europe triomphante sans intégrer dans son histoire sa « révolution » scientifique ; impossible de penser l’Europe sans partir de son histoire religieuse pour assimiler ce qu’a été un « système de civilisation » lisible des débuts de l’âge classique à l’âge des Lumières ; impossible de lire l’histoire du temps présent sans user de la focale de l’histoire du passé, sans donc faire mouvement vers une écriture qui n’a de sens que son présent et qui rêve prophétiquement d’une Europe confédérale marquant une ultime étape de la modernité dans la transition de l’État nation à une communauté humaine du futur. Une Europe qui transcenderait l’angoisse d’une décadence que l’histoire suggère aussi à l’historien…
L’itinéraire de Jean-Baptiste Duroselle retient ensuite l’attention de Laurence Badel. Flexible et évolutive au fur et à mesure que les années avancent, l’histoire se fixe la visée de venir en appui de la construction européenne, jusqu’à aller vers la vision d’une identité de longue durée qui serait celle d’une « civilisation européenne » intégratrice. « En historien engagé, Duroselle alimente le topos de l’heure, celui de l’Europe “close”, de l’Europe-forteresse qui s’est développé au tournant des années 1980-1990, en Europe et sur d’autres continents et, contre “Bruxelles”, il prend position pour la transformation de l’Europe en une confédération qui respecterait la diversité des cultures et institutions nationales et serait susceptible de susciter la “passion des peuples”. »
Cette succession de grandes figures s’achève avec Jacques Le Goff. Être historien de l’Europe médiévale, c’était, selon Jacques Chiffoleau, entrer dans un monde parallèle de l’Europe scindée par un mur et dire que ce mur n’était pas inéluctable. Aborder ensuite l’histoire de l’Europe médiévale par le biais de l’anthropologie, c’était briser les clivages de frontières temporelles et spatiales, briser des champs épistémologiques étroits et dépassés. Enfin quand commence à s’obscurcir ou se complexifier l’horizon européen, écrire l’histoire, c’était écrire une histoire pour l’Europe. « Faire l’Europe par l’histoire et imaginer ce que peut être l’Europe, dans l’oscillation entre unité et diversité, à travers ce qu’a pu être son Moyen Âge – peut-être mythifié, euphémisé toutefois. Une histoire qui n’est pas d’abord politique mais plutôt culturelle, même si les difficultés de la construction européenne renvoient toujours au poids des états nationaux. »
Ainsi se clôt ce livre, sur l’hypothèse que si aujourd’hui il y a une crise du projet européen, c’est aussi parce que l’histoire n’accomplit plus son travail…, qu’elle tend à ne pas poursuivre dans les chemins parcourus au XXe siècle par de grands historiens en dépassant leurs intuitions : c’est-à-dire en appréhendant l’Europe non pas comme une fin, mais comme le premier pallier d’une anthropologie humaniste de la globalité permettant d’aller dans un second mouvement vers la certitude d’une universalité4![]()
Denis Crouzet (dir.), Historiens d’Europe, historiens de l’Europe. Défense et illustration de l’histoire de l’Europe, Ceyzérieu, Champ Vallon, 5 octobre 2017, 388 p., ici p. 7-21.
Reproduction avec l’aimable autorisation de l’auteur et de Champ Vallon. En dehors des italiques, les emphases sont celles du GEG.
Denis Crouzet est professeur d’histoire moderne à l’université Paris-Sorbonne, titulaire de la chaire d’histoire du XVIe siècle, Corresponding Fellow de la British Academy et auteur d’une œuvre immense consacrée à l’anthropologie des violences religieuses, aux processus de pacification en Europe, à l’histoire des imaginaires et à la pensée politique des débuts de l’époque moderne. Ses ouvrages incluent notamment Les guerriers de Dieu : la violence au temps des troubles de religion, vers 1525-vers 1610 (Champ Vallon, 1990, rééd. 2005), La nuit de la Saint-Barthélemy : un rêve perdu de la Renaissance (Fayard, 1994), La Sagesse et le Malheur : Michel de l’Hospital, chancelier de France (Champ Vallon, 1998), Dieu en ses royaumes : une histoire des guerres de Religion (Champ Vallon, 2008) et Charles Quint : empereur d’une fin des temps (Odile Jacob, 2016). Avec Jean-Marie Le Gall, il est également l’auteur d’un essai sur le rôle que peut jouer l’histoire dans la compréhension de la violence sacrale contemporaine (Au péril des guerres de Religion, PUF, 2015).
Nous reviendrons prochainement plus en détail avec Denis Crouzet sur le contenu de l’ouvrage et sur le tissage de nouveaux liens entre histoire et géopolitique de l’Europe. L’abonnement à notre lettre hebdomadaire vous permettra d’en être tenu informé.




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Fonctionnaire à la CEE vers la fin de sa vie, choix qui releva chez lui d’un nihiliste apostolat, Kojève s’est efforcé de comprendre pourquoi nous allions vivre des temps ennuyeux. Voici comment il définit la Fin de l’Histoire dans ses notes sur Hegel, écrites en 1946.
En observant ce qui se passait autour de moi et en réfléchissant à ce qui s’est passé dans le monde après la bataille d’Iéna, j’ai compris que Hegel avait raison de voir en celle-ci la fin de l’Histoire proprement dite. Dans et par cette bataille, l’avant-garde de l’humanité a virtuellement atteint le terme et le but, c’est-à-dire la fin de l’évolution historique de l’Homme. Ce qui s’est produit depuis ne fut qu’une extension dans l’espace de la puissance révolutionnaire universelle actualisée en France par Robespierre-Napoléon.

« Atteindre et comprendre notre temps […] à travers l’histoire lente des civilisations » (p. 143) tel est l’objectif central de cet étonnant manuel de classes de terminales publié par les éditions Belin en 1963, intitulé Le monde actuel. Histoire et civilisations, et signé par S. Baille, F. Braudel et R. Philippe. L’ouvrage de Fernand Braudel que nous appelons aujourd’hui Grammaire des civilisations est la partie centrale de ce manuel (des pages 143 à 475). C’est sous ce titre particulièrement fécond – qui reprend le titre générique des chapitres 13 à 15 du manuel de 1963 – que les éditions Arthaud publieront le texte en 1987, deux ans après la mort de Fernand Braudel.
En juin 1959, lorsque le programme définitif officiel est publié, Braudel a dû mettre de l’eau dans son vin, mais l’essentiel est passé : le premier trimestre de la classe de terminale est certes consacré à « la naissance du monde contemporain (de 1914 à nos jours) », mais les deuxième et troisième trimestres vont permettre d’étudier « les civilisations du monde contemporain » et se terminent par une étude des « grands problèmes mondiaux du moment ». Cette refonte complète de l’année de terminale serait encore révolutionnaire aujourd’hui. On imagine facilement ce que ce nouveau programme a été au début des années 60. Maurice Aymard (voir « À lire ») se rappelle qu’« évacuer l’événement de l’enseignement de l’histoire, ou du moins le reléguer au second plan, même pour une seule année : la réforme était trop brutale pour être acceptée telle quelle, et les résistances ne tardèrent pas […]. “Les faits” d’un côté, “le bavardage” ou “l’abstraction” de l’autre. Les auteurs des nouveaux manuels […] n’hésitent pas à confesser leur perplexité, sinon leur méfiance ». D’où l’importance du manuel publié par les éditions Belin… où l’on attend Fernand Braudel au tournant.
Mais il ne s’arrête pas là. Si les civilisations sont des structures spatiales, sociales, économiques et mentales, elles sont également autre chose : « les civilisations sont des continuités » en ce sens où « parmi les coordonnées anciennes (certaines) restent valables aujourd’hui encore » (p. 161). C’est là que Fernand Braudel place le rôle central de l’histoire à la fois comme science mais aussi comme ré-interprétation et re-construction permanente par les sociétés présentes de leur propre passé : « tout ce par quoi passé et présent se court-circuitent souvent à des siècles et des siècles de distance » (p. 161). Alain Brunhes a raison d’insister sur l’importance de ce court-circuit dans le raisonnement braudélien (voir « À lire »). C’est bien lui qui permet de donner du sens à l’ensemble de l’édifice : « une civilisation, ce n’est donc ni une économie donnée, ni une société donnée, mais ce qui, à travers des séries d’économies, des séries de sociétés, persistent à vivre en ne se laissant qu’à peine et peu à peu infléchir […]. La multiplicité évidente des explications de l’histoire, leur écartèlement entre des points de vue différents, leurs contradictions mêmes s’accordent, en fait, dans une dialectique particulière à l’histoire, fondée sur la diversité des temps historiques eux-mêmes : temps rapide des événements, temps allongé des épisodes, temps ralenti et paresseux des civilisations » (p. 167 et p. 5).
Il n’y a qu’une chose qui ne soit pas très pertinente dans le livre d’entretien du professeur Rémi Brague avec Giulio Brotti, c’est le titre. Il ne s’agit pas de savoir « où va l’histoire ». Car l’histoire n’est pas un véhicule, c’est le réseau même des routes possibles. C’est la carte. Il s’agit de savoir, non où va l’histoire, mais où va l’homme.
Justement, sans Dieu, comment fonder la morale ? « Que dois-je faire ? » s’interroge Rémi Brague à la suite de Kant. L’idée du « bien faisable », idée d’Aristote, suffit pour cela. Mais comment hisser les hommes au niveau nécessaire pour que l’humanité ait un sens ? En d’autres termes, la morale n’est pas qu’une question de pratique. Il est besoin de ce que Kant appelait une raison pure pratique. Sa forme moderne pourrait sans doute être définie comme une esthétique de la morale, telle qu’on la trouva chez Nietzsche, ou encore, très récemment, avec Dominique Venner.
Nous avons aboli le monde vrai et la distinction entre vrai et faux, nous avons aboli le sujet et nous avons aboli le propre de l’homme qui est d’être un être historique. En d’autres termes, « l’homme est mort » – et pas seulement « Dieu est mort » (ce que Nietzsche constatait avec déploration, craignant que nous ne soyons pas à la hauteur du défi)). Dieu est mort et l’homme est mort. Et l’un est peut-être la conséquence de l’autre, suggèreRémi Brague. La sociobiologie a pris la place de l’histoire, la sociologie a pris la place du sujet (« les sciences humaines naturalisent l’histoire » explique Brague), la sophistique postmoderne a pris la place de la vérité, ou tout du moins de sa recherche. Les Anciens (on est Anciens jusqu’à la Révolution française, hantée elle-même par l’Antiquité) voulaient améliorer l’homme. Nous voulons maintenant le changer. Nous oscillons entre le rêve transhumaniste, qui n’est autre qu’un posthumanisme, et une postmodernité liquide qui relève d’un pur vitalisme dont l’une des formes fut, disons-le sans tomber dans le point Godwin ou reductio ad hitlerum, le national-socialisme. ( comme le montre très bien la confrontation des textes de Werner Best, doctrinaire nazi du droit, et de Carl Schmitt, in Carl Schmitt, Guerre discriminatoire et logique des grands espaces, éditions Krisis, 2011, préface de Danilo Zolo, notes et commentaires de Günter Maschke, traduction de François Poncet. On y voit que Best critique Schmitt au nom d’un vitalisme que Schmitt refuse d’adopter. Dont acte. Face à ce double risque de liquéfaction ou de fuite en avant transhumaniste, Rémi Brague rappelle le besoin de fondements qui nomme métaphysiques mais qui ne viennent pas forcément « après » la physique, dans la mesure où ils donnent sens àl’horizon même du monde physique. Rémi Brague appelle cela des « ancres dans le ciel » (titre d’un de ses précédents ouvrages).
JB: Yes, I think that’s a good way in. Spengler is a cosmologist of history. He’s a botanist of history, in a way. He sees human cultures and their attendant civilizations very much like geological strata or the morphology of plant life in that they have a natural cycle, even a diurnal, seasonal one. They have a brief flowering and they have a spring, they have a summer, they have an autumnal phase, and then they have a winter of the soul, and then they die. They literally atrophy and die. His belief in the death of great cultures, that cultures could be seen to come to an end, or they can lie silent for enormously long periods prior to some renaissance or kickstart, is deeply troubling to the modern mind which is addicted to the idea of progress and progressivism whatever its standpoint.
RS: Before we talk a little bit more about Germany in his time, actually, I think it would be good to lay out some of the basic terms of Spengler’s history. He talked about a series of great or high cultures and these included the Magian culture, which I guess is the Semitic culture, and the Apollonian of Classical culture, and then Western-American culture, which he described as quintessentially Faustian in nature.
RS: So, Jonathan, what kind of ideas did Spengler have for the future and did he see the rise of a new civilization?



The hatred of the ‘West’ and of ‘Europe’ is the hatred for a Civilisation that had already reached an advanced state of decay into materialism and sought to impose its primacy by cultural subversion rather than by combat, with its City-based and money-based outlook, ‘poisoning the unborn culture in the womb of the land’. (Spengler, 1971, II, 194). Russia was still a land where there were no bourgeoisie and no true class system but only lord and peasant, a view confirmed by Berdyaev, writing:
Spengler states above that the Russians do not ‘fight’ capital. (Ibid., 495). Yet their young soul brings them into conflict with money, as both oligarchy from inside and plutocracy from outside contend with the Russian soul for supremacy. It was something observed by both Gogol and Dostoyevski. The anti-capitalism and ‘world revolution’ of Stalinism took on features that were drawn more from Russian messianism than from Marxism, reflected in the struggle between Trotsky and Stalin. The revival of the Czarist and Orthodox icons, martyrs and heroes and of Russian folk-culture in conjunction with a campaign against ‘ rootless cosmopolitanism’, reflected the emergence of primal Russian soul amidst Petrine Marxism. (Brandenberger, 2002). Today the conflict between two world-views can be seen in the conflicts between Putin and certain ‘oligarchs’ and the uneasiness Putin causes among the West. 






Un simple coup d'œil sur les forces en présence sur la plage de Marathon donne les Perses très largement gagnants. Comme on sait, ce fut le contraire. Mais un siècle plus tard, la Grèce, puissante et relativement démocratique sur de nombreux points, s'effondre presque dans les guerres civiles du Péloponnèse, avant d'être soumise par un petit royaume grec du Nord qui, avec Alexandre le grand à sa tête, conquerra l'immense territoire s'étendant de l'Europe à l'Inde. Personne n'aurait pu prédire que ce petit royaume deviendrait maître de la terre au point que les Juifs, des irréductibles s'il en est, traduisirent leurs textes sacrés en grec, la Septante. On mesure encore aujourd'hui toute l'ampleur de cette conquête en Égypte entre autres, où une ville s'appelle Alexandrie. Même chose en Afghanistan où la nouvelle de Rudyard Kipling, L'homme qui voulait être roi et le beau film qu'on en a tiré, évoquent Iskander, c'est-à-dire Alexandre le grand.
Déjà, la thèse de Braudel publiée en 1949 (La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II) introduisait la notion des « trois temps de l’histoire », à savoir :
L’historien britannique Arnold Toynbee va prolonger en quelque sorte cette intuition avec sa monumentale Etude de l’histoire (A Study of History) en 12 volumes, publiée entre 1934 et 1961 (10). Toynbee s’attache également à une « histoire comparée » des grandes civilisations et en déduit, notamment, que les cycles de vie des sociétés ne sont pas écrits à l’avance dans la mesure où ils restent déterminés par deux fondamentaux :
Pour autant, Arendt conserve la leçon de Marx : ce petit non-espace-temps est bien historiquement situé, il ne provient pas de l’idéalité abstraite. Mais elle corrige l’eschatologie du progrès historique par l’ontologie du devenir initiée par Nietzsche : le devenir, ce petit non espace-temps au cœur même du temps, corrige, bouleverse et modifie l’histoire mais n’en provient pas – « contrairement au monde et à la culture où nous naissons, [il] peut seulement être indiqué, mais ne peut être transmis ou hérité du passé. » (13) Alors que « la roue du temps, en tous sens, tourne éternellement » (Alain de Benoist), l’événement est une faille, un moment où tout semble s’accélérer et se suspendre en même temps. Où tout (re)devient possible. Ou bien, pour reprendre la vision « sphérique » propre à l’Eternel Retour (14) : toutes les combinaisons possibles peuvent revenir un nombre infini de fois, mais les conditions de ce qui est advenu doivent, toujours, ouvrir de nouveaux possibles. Car c’est dans la nature même de l’homme, ainsi que l’a souligné Heidegger : « La possibilité appartient à l’être, au même titre que la réalité et la nécessité. » (15)
por Sergio Fernández Riquelme*


En La Decadencia de Occidente de Oswald Spengler se muestra con claridad que entre la ciencia -como actividad teórica- y la religión hay una identidad de fondo. Las teorías de los físicos, sus entes teóricos (átomos, fuerzas, energía) son algo más que “abstracciones”. Son inobservables, suprasensibles en el mismo sentido en que podemos decir que son númina, esto es, divinidades. La ciencia no rompe con el mito (dando a la palabra mito todo su sentido de “siempre verdad”, y no el moderno y degradado sentido de “precursor falso de la verdad”). La actividad epistémica del hombre hunde sus raíces en las conductas animales y en la experiencia sensible de éstos, por supuesto. Entre el “ver” de un águila cuando localiza su presa, y la aprehensión del objeto teórico por parte del investigador, hay toda una continuidad, que no se puede negar. El anima,l al cazar o al preparar sus refugios, ya está manifestando de manera incipiente su condición de animal técnico, aunque es la reflexión por parte del sujeto la que deberá dar paso a la teoría:
De lo que se trata es de situar la moderna ciencia física en el curso de desarrollo de la cultura fáustica, ya devenida civilización a partir, digamos, de las guerras napoleónicas a principios del siglo XIX. La cultura fáustica surge en el trayecto que va desde el siglo VIII al siglo X, y sus expresiones artísticas más imponentes ya pueden verse en los estilos arquitectónicos del románico y el gótico. Las creaciones del feudalismo, la Iglesia medieval, la Monarquía Asturiana, Carlomagno, el Sacro Imperio Romano Germánico, la Escolástica, etc., son sus correspondientes en el terreno institucional. Las semillas de la ciencia fáustica más esplendorosa del barroco (la dinámica y la Monadología de Leibniz, las fluxiones de Newton) ya están presentes in nuce en aquella feliz síntesis de germanismo “bárbaro” y cristiandad latina que va surgiendo de las oscuridades del siglo VIII. Una Cristiandad acosada, desde el Sur y desde el Oriente por el Islam, desde el norte por los vikingos. Aparentemente empequeñecida, a la defensiva, tímida y parapetada tras las selvas y fortalezas que todavía no son los sólidos castillos murados que vemos florecer a lo largo de la Edad Media. Pero una cristiandad, como aquella de la Liébana de Asturias donde Beato amonesta –nada menos- que al metropolitano de Toledo, viviendo éste bajo dominación musulmana y en cierta connivencia con ella. Esa Cristiandad rural que sobrevive gracias al valor de su sangre, de su ethnos y de una fe incólume que ya no es la fe “mágica” de la mozarabía, de los eremitas rupestres del periodo visigodo, de los cristianos del viejo Mare Nostrum, de un Bizancio decadente, ya orientalizado, “arábigo”, o de un mahometanismo pujante.
Hoy, un “gran hombre”, no puede dejar de lado las relaciones entre la técnica y la civilización. Los filósofos profesionales, ocupados de pequeñeces, que para Spengler podrían ser la lógica, la teoría del conocimiento o la psicología, hoy, son personajes que dan vergüenza: 
En este trabajo tratamos de exponer las ideas del filósofo alemán Oswald Spengler sobre el socialismo y la nación, expuestas de manera muy notable en su obra Años de Incertidumbre [Jahre der Entscheidung]. Spengler es recordado, principalmente, como un notable e inquietante filósofo de la Historia. Su magna obra, La Decadencia de Occidente [Der Untergang des Abendlandes] contiene numerosas claves para enfrentarse al esquema lineal y “progresista” de la Historia. No hay una Historia Universal sino un número determinado de grandes Culturas cuyo ciclo vital acaba en una fase de rigidez, fosilización, vaciado de contenido aun preservado sus formas. Esto ya no recibe el nombre de Cultura sino más bien, el de Civilización. Pues bien, Occidente se encuentra hoy en una fase de Civilización, de decadencia, de pérdida de sus contenidos bajo rígidas formas. Ineluctablemente, las ideologías socialistas, igualitarias, democráticas, forman parte de esa decadencia, frente a una añorada aristocracia que, de manera harto significativa, Spengler cree posible resucitar. Ello ha de ser a través de un socialismo no marxista, vagamente descrito en términos corporativistas, marcado por los principios de la disciplina, el esfuerzo y la voluntad de poderío. Es así que se vislumbra en este libro una teoría político-social para la Europa del porvenir, y no solo una visión pesimista y fatal, como es costumbre.
Por el contrario, el Estado de perfil postindustrial en toda Europa no ha hecho más que engordar y extenderse. Está ávido por “detectar problemas sociales” y con afán legitimador se inmiscuye en la esfera privada, hasta unos niveles orwellianos. Si un niño no va a la escuela, si un padre le da un bofetón a su hijo, si a un extranjero le miran con desconsideración en una cola de un ayuntamiento, si hay una riña en el seno de una pareja, si en un foro de Internet alguien ofende o se va de la lengua… en todos estos casos que, no ha mucho, se consideraban propios de la esfera privada, ahora son competencia del estado y, de no entrometerse, corre el riesgo este estado de ser acusado de “dejación”. Por todas partes el estado anda a la caza de “injusticias”. Esta actitud, desde luego, no tiene ya nada de liberal, y menos aún de socialista. Un Estado providencia y un Estado paternal y omnisciente como tan solo podía serlo el Dios judío… es un Dios en la Tierra, un ente paternal pero al que nada se le escapa: un gran Ojo.
El Estado como „unidad de pueblos“ [völkischen Einheit] en forma –en el sentido deportivo- constituye ya, en cierto modo, una guerra ganada. Las fuerzas interiores se hayan dispuestas para la guerra victoriosa, guerra que ni siquiera llega a estallar con armas, pues es una autoridad de peso (Gewicht) la que se impone a las otras potencias. En numerosas ocasiones históricas, el pacifismo se convierte en la religión de los cansados y de los débiles. Muchas veces es, también, el intento de una potencia antaño vencedora, por imponer el status quo a los vencidos o a los postergados, y extenderlo idealmente hasta el infinito sin contestación y sin enemigos en el horizonte se hace pasar por pacifismo. Así sucede con Occidente. En un principio, su pacifismo fue el de las potencias aliadas y vencedoras sobre Alemania en las dos Guerras Mundiales. Pacifismo fue imponer el tratado de Versalles. Pacifismo también fue, en la segunda contienda, imponer la repartición del mundo en dos grandes bloques e instaurar la guerra fría. Ahora que esos dos bloques, capitalista y comunista, se han diluído y se vuelve a la política multilateral de potencias y al equilibrio entre ellas, el pacifismo es la ideología –quizá- de la masa cansada, del hombre inteligente de las grandes ciudades cosmopolitas donde se mueve de arriba a abajo un inmenso proletariado y, aún más numerosa, una gran masa de subproletarios subvencionados, mantenidos por servicios sociales y ayudas públicas. Acostumbrados, todo lo más, a la jerga de la lucha de clases pero no a la jerga de lucha de naciones, ese proletariado y subproletariado cosmopolita creciente sólo puede entender el mundo en el plano horizontal de quienes son como ellos, ajenos a lo que Spengler considera „la llamada de la sangre“. Esta masa urbana desarraigada de la tierra y de sus manantiales sanguíneos, que quedan muy remotos, es siempre antinacionalista. En el caso de abrazar una ideología nacionalista ésta no se vive ni se siente como idea, en el sentido explicitado más arriba, sino como ideal.
En la sociedad de masas los líderes invocan al Pueblo, y a la masa que está dejando de ser Pueblo se le intenta convencer del derecho a gobernarse por sí misma. En realidad hay ya toda una casta de „representantes del pueblo“ que viven a costa de él, casta parasitaria y hostil al trabajo, la cúpula de los políticos profesionales y aun de los revolucionarios profesionales. Se sirven del pueblo, y lo azuzan sirviéndose de los elementos más manipulables y agresivos de la chusma para conducir al rebaño. La oclocracia es el complemento perfecto para los especuladores de la Bolsa, para los depredadores financieros. Hace falta una sociedad desorganizada y cada vez más dependiente, para que los empleados al servicio del capital agiten y conduzcan a las masas. Los partidos de masas se vuelven máquinas engrasadas y sostenidas por bancos y empresas particulares, detrás de cada pancarta seguida por millones, hay millones de dólares o de euros. Incluso los que dicen ser „anticapitalistas“ y convocan –puntualmente- a millones de seguidores, son con frecuencia unos mercenarios que han conseguido auparse haciendo la labor del carnicero: despiezar el cuerpo social para que tan suculento alimento llene las bolsas insaciables del Capital.
The most important critique of Spengler among the Revolutionary Conservative intellectuals was that made by Arthur Moeller van den Bruck.[6] Moeller agreed with certain basic ideas in Spengler’s work, including the division between Kultur and Zivilisation, with the idea of the decline of the Western Culture, and with his concept of socialism, which Moeller had already expressed in an earlier and somewhat different form in Der Preussische Stil (“The Prussian Style,” 1916).[7] However, Moeller resolutely rejected Spengler’s deterministic and fatalistic view of history, as well as the notion of destined culture cycles. Moeller asserted that history was essentially unpredictable and unfixed: “There is always a beginning (…) History is the story of that which is not calculated.”[8] Furthermore, he argued that history should not be seen as a “circle” (in Spengler’s manner) but rather a “spiral,” and a nation in decline could actually reverse its decline if certain psychological changes and events could take place within it.[9]
If I had to choose one word to explain why the West has been the most creative civilization it would be “Faustian.” My choice of this word hinges on the realization that the West has been following a unique cultural path since ancient times in the course of which it has exhibited far higher levels of achievement in all the intellectual, artistic, and heroic spheres of life.
We need an explanation for this incredible discrepancy. But what exactly is the Faustian soul? How do we connect it to Europe’s creativity? To what original source or starting place did Spengler attribute this yearning for infinity? He directed attention to the barbarian peoples of northern Europe. In Man and Technics, he wrote of how the Nordic climate forged a character filled with vitality, “an intellect sharpened to the most extreme degree, with the cold fervour of an irrepressible passion for struggling, daring, driving forward.” The Nordic character was a human biological being to be sure, but one animated with the spirit of a “proud beast of prey,” like that of an “eagle, lion, [or] tiger.” For this Nordic individual, “the concerns of life, the deed, became more important than mere physical existence.” He wants to climb high, soar upward and reach ever higher levels of existential intensity. Adaptation and reproduction are not enough (Man and Technics: A Contribution to a Philosophy of Life, Greenwood Press, 1976: 19-41).

Nel Tramonto dell’Occidente







The true heirs to Hegel’s universalism are Marx and his followers, who really believed that the dialectic would lead to universal freedom. Alexandre Kojève, Hegel’s greatest 20th-century Marxist interpreter, came to believe that both Communism and bourgeois capitalism/liberal democracy were paths to Hegel’s vision of universal freedom. After the collapse of communism, Kojève’s pupil Francis Fukuyama declared that bourgeois capitalism and liberal democracy would create what Kojève called the “universal homogeneous state,” the global political and economic order in which all men would be free.